À Sacha Guitry
Je me souviens que Swan devait dîner ce soir-là chez les Verdurin, quand, vers six heures, un billet d’Odette de Crécy l’informa qu’elle souhaitait passer la soirée avec lui, pour qu’ils entendissent ensemble le ténor varsovien Skotchviski dans son interprétation du rôle de Tristan, car, assurait-on, nul autant que ce Polonais n’en avait mieux rendu, selon la tradition wagnérienne, les nuances passionnées. Malgré l’agrément qu’il pouvait espérer d’un tête-à-tête souhaité avec Odette, dont il posait l’excellence a priori, et tenait la suprahumanité pour séraphique, l’idée de bouleverser ses prévisions n’était pas agréable à Swan, bien que, d’une part, il n’attendît pas grande délectation de cette soirée passée chez les Verdurin où chacun lui était connu et où les noms et les visages, en s’ordonnant et en se composant les uns relativement aux autres, en nouant des rapports de plus en plus nombreux, imitent ces œuvres d’art où il n’y a pas une touche qui soit isolée, où chaque partie, tour à tour, reçoit des autres sa raison d’être et leur impose la sienne ; et bien que, d’autre part, il n’aurait pas goûté beaucoup de nouveauté à s’entretenir avec le chevalier Soporifico, le docteur Gillett, Mme de Canuleuse, le duc d’Endormantes, Mme de Pataty, — qui se flattait de promener son face-à-main d’argent trop ciselé au-dessus de ce trésor qu’elle s’enorgueillissait : le manuscrit de la Fille de Roland, par M. Henri de Bornier, — en outre, il ne considérait pas comme un spectacle exceptionnel celui de la glace fournie par Poiré et Blanche, et des petits fours rituels de Rebattet.
Il y songeait en se rendant chez les Verdurin, afin de se faire excuser sur quelque devoir de famille, quand il s’aperçut, devant une glace posée à gauche de la devanture d’une boulangerie, que, dans la rainure qui séparait deux de ses dents, s’était nichée, lors du repas, une minuscule parcelle de cerfeuil ; ce brin de verdure ressuscita dans sa mémoire les vastes horizons des pacages peints par Ver Meer de Delft, non moins que les solennelles frondaisons d’un Hubert Robert, sans omettre les ramures exquises où Watteau répandit les roses d’un couchant cythéréen ; ces images incomplètes et changeantes se reproduisaient en lui par simples divisions, comme certains organismes inférieurs ; elle rayonnaient ainsi qu’une rosace dont le motif central est environné de logettes où s’inscrivent des banderoles courbes ; de cette sensation de verdure fragmentaire essaimaient des évocations de sous-bois et de halliers, car les forêts, toute comme la nature entière, doivent être transplantées en nous avant de nous communiquer les sensations de jardin intérieur auxquelles est due notre intimité psychique ; ces souvenirs étaient si intenses, si réellement ressuscités, que Swan se sentit pénétré par l’importune fraîcheur silvestre et dut relever le col de son pardessus. Pour monter, il prit l’ascenseur, où, dans la cabine obscure, les boutons offraient la perpétuelle énigme de l’entresol aux Œdipes de la mondanité à qui le concierge avait dit que « c’était au deuxième » ; car il est malaisé, pour un esprit dubitatif, de discerner en quelles conjonctures l’entresol est valable dans la dénomination des étages, d’autant que la règle semble varier avec les immeubles et selon les caprices des architectes ; Swan appuya sur un bouton qui s’enfonça dans un bruit mou ; il pressa longuement sur une sonnette silencieuse par l’effet de laquelle la cage commença son glissement ascendant parmi un bruit d’eau égouttée ; à chaque palier, un choc léger, un frôlement métallique suivi d’un déclic, inspiraient à Swan une passagère mélancolie, car ce bruit, qui marque la désertion d’un étage et qui souvent avait signifié l’abandon du sien quand il attendait une visite, était resté pour lui, bien qu’il n’en souhaitât aucune, un son par lui-même douloureux où résonnait une sentence d’abandon. Le valet de pied des Verdurin reçut Swan avec le sourire, qu’on n’oublie pas après avoir l’avoir vu sur le visage du troisième bourreau qu’a peint Orfila, dans son Martyre de sainte Hurdorée, au Palais Pitti, et qu’on retrouve dans le retable du cloître San-Culotta et les fresques de Fra-Icando, issues de la fécondation par quelque modèle padouane d’un disciple italo-britannique d’Albert Dürer. Ce serviteur lui témoigna une politesse de commande dont il semblait se servir comme d’une arme pour asséner l’information que « Madame et Monsieur étaient sortis, et ne rentreraient que tout à la fin de l’après-midi ». Swan considéra cet homme en se demandant comment un être si clairement étranger à la réalisation artistique pouvait avoir été destiné par le sort à prendre soin des fauteuils du salon garnis de Beauvais, dont les médaillons fleuris offraient les mêmes éléments décoratifs que les dossiers de bois sculptés où ils étaient sertis.
À Sacha Guitry
Je me souviens que Swan devait dîner ce soir-là chez les Verdurin, quand, vers six heures, un billet d’Odette de Crécy l’informa qu’elle souhaitait passer la soirée avec lui, pour qu’ils entendissent ensemble le ténor varsovien Skotchviski dans son interprétation du rôle de Tristan, car, assurait-on, nul autant que ce Polonais n’en avait mieux rendu, selon la tradition wagnérienne, les nuances passionnées. Malgré l’agrément qu’il pouvait espérer d’un tête-à-tête souhaité avec Odette, dont il posait l’excellence a priori, et tenait la suprahumanité pour séraphique, l’idée de bouleverser ses prévisions n’était pas agréable à Swan, bien que, d’une part, il n’attendît pas grande délectation de cette soirée passée chez les Verdurin où chacun lui était connu et où les noms et les visages, en s’ordonnant et en se composant les uns relativement aux autres, en nouant des rapports de plus en plus nombreux, imitent ces œuvres d’art où il n’y a pas une touche qui soit isolée, où chaque partie, tour à tour, reçoit des autres sa raison d’être et leur impose la sienne ; et bien que, d’autre part, il n’aurait pas goûté beaucoup de nouveauté à s’entretenir avec le chevalier Soporifico, le docteur Gillett, Mme de Canuleuse, le duc d’Endormantes, Mme de Pataty, — qui se flattait de promener son face-à-main d’argent trop ciselé au-dessus de ce trésor qu’elle s’enorgueillissait : le manuscrit de la Fille de Roland, par M. Henri de Bornier, — en outre, il ne considérait pas comme un spectacle exceptionnel celui de la glace fournie par Poiré et Blanche, et des petits fours rituels de Rebattet.
Il y songeait en se rendant chez les Verdurin, afin de se faire excuser sur quelque devoir de famille, quand il s’aperçut, devant une glace posée à gauche de la devanture d’une boulangerie, que, dans la rainure qui séparait deux de ses dents, s’était nichée, lors du repas, une minuscule parcelle de cerfeuil ; ce brin de verdure ressuscita dans sa mémoire les vastes horizons des pacages peints par Ver Meer de Delft, non moins que les solennelles frondaisons d’un Hubert Robert, sans omettre les ramures exquises où Watteau répandit les roses d’un couchant cythéréen ; ces images incomplètes et changeantes se reproduisaient en lui par simples divisions, comme certains organismes inférieurs ; elle rayonnaient ainsi qu’une rosace dont le motif central est environné de logettes où s’inscrivent des banderoles courbes ; de cette sensation de verdure fragmentaire essaimaient des évocations de sous-bois et de halliers, car les forêts, toute comme la nature entière, doivent être transplantées en nous avant de nous communiquer les sensations de jardin intérieur auxquelles est due notre intimité psychique ; ces souvenirs étaient si intenses, si réellement ressuscités, que Swan se sentit pénétré par l’importune fraîcheur silvestre et dut relever le col de son pardessus. Pour monter, il prit l’ascenseur, où, dans la cabine obscure, les boutons offraient la perpétuelle énigme de l’entresol aux Œdipes de la mondanité à qui le concierge avait dit que « c’était au deuxième » ; car il est malaisé, pour un esprit dubitatif, de discerner en quelles conjonctures l’entresol est valable dans la dénomination des étages, d’autant que la règle semble varier avec les immeubles et selon les caprices des architectes ; Swan appuya sur un bouton qui s’enfonça dans un bruit mou ; il pressa longuement sur une sonnette silencieuse par l’effet de laquelle la cage commença son glissement ascendant parmi un bruit d’eau égouttée ; à chaque palier, un choc léger, un frôlement métallique suivi d’un déclic, inspiraient à Swan une passagère mélancolie, car ce bruit, qui marque la désertion d’un étage et qui souvent avait signifié l’abandon du sien quand il attendait une visite, était resté pour lui, bien qu’il n’en souhaitât aucune, un son par lui-même douloureux où résonnait une sentence d’abandon. Le valet de pied des Verdurin reçut Swan avec le sourire, qu’on n’oublie pas après avoir l’avoir vu sur le visage du troisième bourreau qu’a peint Orfila, dans son Martyre de sainte Hurdorée, au Palais Pitti, et qu’on retrouve dans le retable du cloître San-Culotta et les fresques de Fra-Icando, issues de la fécondation par quelque modèle padouane d’un disciple italo-britannique d’Albert Dürer. Ce serviteur lui témoigna une politesse de commande dont il semblait se servir comme d’une arme pour asséner l’information que « Madame et Monsieur étaient sortis, et ne rentreraient que tout à la fin de l’après-midi ». Swan considéra cet homme en se demandant comment un être si clairement étranger à la réalisation artistique pouvait avoir été destiné par le sort à prendre soin des fauteuils du salon garnis de Beauvais, dont les médaillons fleuris offraient les mêmes éléments décoratifs que les dossiers de bois sculptés où ils étaient sertis.
Alors Swan décida d’écrire un très court billet d’excuse, pour Mme Verdurin, afin de se faire absoudre plus sûrement d’une défection qu’il se reprochait à lui-même ; il demanda qu’on lui donnât une plume, de l’encre, du papier ; il fut introduit dans un petit salon assez retiré où il se mit aussitôt à faire courir sur les feuilles des lignes penchées, selon la facilité, grâce à laquelle il pouvait écrire comme d’autres respirent, d’un mouvement réflexe et continu. Comme un caoutchouc tendu qu’on lâche, ou comme l’air entre dans une machine pneumatique entrouverte, l’inspiration le cinglait, pénétrait en lui, galopait dans le champ du présent et l’enrichissait de possibilités immédiates au point que, par le chimisme même de sa substance cérébrale, il fixait les reflets des moindres bigarrures d’idées qui jouaient dans ses circonvolutions cervicales, car sa pensée était comme amorcée par un siphon, et l’on pouvait se demander quelle intervention en tarirait le flux ; chaque mot éveillait en lui des ombres et des lumières, des nuages fugaces, des silhouettes de personnages un jour entrevus, tout un passé qui, perdu pour d’autres, montait des profondeurs de sa mémoire, lentement pénétré de grâce vivante ; comme ces joujoux qui, présentés sous forme de fragments menus et secs, et qui, dès qu’ils sont posés sur la surface de l’eau, se colorent et s’épanouissent, ainsi les feuilles déjà nombreuses qu’il avait couvertes de son écriture présentaient nombre de ces addenda que les écrivains, dans leur parler professionnel, nomment des « ballons », sortes de paragraphes enclos en un paraphe marginal accroché au point du texte que cette addition doit enrichir. Vers neuf heures du soir, Mme Verdurin s’enquit de ce que faisait Swan. Comme le domestique avait répondu : « Ce monsieur écrit toujours », elle avait ordonné qu’on lui portât discrètement une nouvelle provision de papier et un plateau chargé d’un repas froid. Le lendemain, à midi, Swan n’avait pas encore achevé sa lettre. Mme Verdurin, malgré ses airs évaporés de perroquet qui aurait mangé son échaudé trempé dans du frontignan, était l’indulgence même. Elle prescrivit que de nouveau, et pareillement le soir, une copieuse collation fût servie à Swan. Désormais, cette sollicitude, de même que celle qui s’étendait à la fourniture du papier, permirent à l’écrivain de ne plus être contraint par des contingences misérables à juguler son inspiration. Peu à peu, les hôtes du salon Verdurin s’accoutumèrent à cette présence durable et constante. « C’est ce que j’ai vu de plus fort depuis les tables tournantes ! » avait affirmé Mme de Pataty, au début. Maintenant, l’habitude s’était mise en pantoufles dans les âmes rassises, tandis que Swan écrivait toujours, car la moindre variation atmosphérique suffisait à provoquer un changement de ton dans sa sensibilité, à en modifier l’alternance ; souvent un trait égaré des éléments dissociés interrompait le rêve qu’il aurait pu faire en plaçant, plus tôt ou plus tard qu’à son tour, tel feuillet détaché et interpolé de la correspondance amicale ; mais de ces phénomènes naturels, son confort et sa santé ne pouvaient tirer qu’un trouble accidentel assez mince, jusqu’au jour où l’exercice s’emparât d’eux et, permettant leur réalisation plus fréquente et mieux rythmée, remît dans les mains de Swan la possibilité de leur apparition soustraite à la tutelle et dispensée de l’agrément du hasard.
P.S. — Pour assister au moment où Swan achève sa lettre, lire le roman suivant : À l’ombre du fruit des jeunes gens, chapitre : Douze ans après.