On demandera à Nicolas, dont la prétention n’est que de diriger le pays, ce qu’il pense de la petite cuillère, tout en la produisant obligeamment sous son grand nez obséquieux, et la réponse sera ainsi connue de tous : rien.
Nicolas n’en pense rien.
On se demandera alors si l’individu pense quelque chose ou dans quels tréfonds s’est égarée la belle page de son discours.
Notre homme s’emporte, il aurait attendu d’un possible dirigeant une réponse d’une portée plus ample et d’une attitude plus altière. Pour autant, il sait Nicolas politique, et donc de cette sorte que le biais a gauchi, que l’évidence traverse peu, ou alors, à peine. Le fat n’a que son importance pour sujet, et sa connaissance de l’essentiel fait qu’il le côtoie autant qu’il s’en méfie.
Il manipule la pensée avec cette componction qui lui fait se préserver de la peste. On ne sait jamais, pense intimement Nicolas, et la santé est gérée par un autre ministère.
L’ayant tirée du tiroir de sa cuisine, Nicolas retourne-t-il secrètement la cuillère de telle sorte à se contempler, déformé, au beau milieu de sa face concave ?
Notre homme le souhaite ardemment, l’imagine, presque, et en tout cas cela ne pourrait qu’être utile à Nicolas, de se voir pour une fois un peu moins laid.
Voulant toutefois comprendre de quoi il retourne, notre homme lui présentera la fourchette.
Que pense Nicolas de la fourchette ?
Nous attendons, car cela va prendre du temps.
Retors mais chafouin, et sachant tout d’un coup qu’il lui faut combler le vide, Nicolas constate :
– C’est une fourchette, dit-il.
Grâce lui soit enfin rendue.
Mais notre homme peste toujours plus, en veut quasiment pour son fric, il n’a pas joué de tout son entregent afin de présenter à Nicolas une fourchette pour que celui-ci se borne à lui expliquer que c’en est une, il l’avait pourtant approché en faisant preuve d’une exquise politesse, dans la poche de son paletot cohabitaient aussi bien le couteau à bout rond et à lame dentée, manche de bois, que les derniers chiffres du chômage, et puis, plus légères, certaines envies de meurtre. « Tu devrais mieux sérier ton propos », lui avait dit au coucher Telline, bougonne dans la douceur de ses baisers bougons, et les ongles de son poing avaient la beauté revêche et inutile du hasard de son nom, comme sous le sable les coquillages de l’été où nous l’avions conquise.
– C’est une fourchette, constate à nouveau Nicolas qui décidément, se dit notre homme, n’a pas encore tout compris.
La chose ne s’arrête pas là pour autant. Nicolas se démarre, sa langue se charge et s’échauffe, toutes les bûches oubliées des forêts dévastées et républicaines sont derechef mises à contribution – on ne lésine pas sur les moyens – des stères de liberté, d’égalité et de fraternité brûlent à présent au foyer de sa locomotive, les rails d’une pensée luisent, profondément, mais quelle puissance, quelle technique, nous allons enfin aboutir quelque part, et comme ce principe graisseux quoique rutilant infiniment nous ravit.
– Cette fourchette, dit Nicolas, cette fourchette, reprend-il en ceci respectueux du savoir des professionnels de la vapeur, est un des symboles...
Soyons sérieux.
Les pieds de notre homme balancent sous la jetée et, sur ses genoux, une bourriche. S’y entrechoquent deux petites douzaines de mollusques frais, vivant autrefois libres, quoique stupides, quelque part dans la vase entre Marennes et Oléron. Afin de redonner à sa prise les splendeurs passées de la chasse, notre homme – qui n’a déboursé que quelques euros à la baraque de planches pour en devenir propriétaire – nomme avant de les consommer chacune de ses bestioles. « Tu es Pascaline », dit-il à l’huître en lui donnant du doigt une petite tape amicale. « Et toi, tu es Barnabé », toque-t-il à cette autre. « Bonjour, Barnabé », ajoute-t-il, soucieux d’un surplus d’humanité.
Il s’absorbe ainsi avec conviction dans cette onomastique, tandis qu’au-dessus de sa tête, tout le monde, même les mouettes, s’indiffère à la brise d’un vaste néant que parfume toutefois une forte teneur en iode. Puis, tout à coup, « Oh ! », dit notre homme.
Celle-ci pourrait paraître souffreteuse, elle n’en a pas moins la petitesse assez fière, une rugosité redoutable et qui surprend. Mais voyez-là, comme à sa pointe elle rebique, observez son dos plat et, sous son ventre replet, spirales et algulettes densément amassées. Notez aussi que, pour une huître, combien plus fermement elle vous emmerde.
– Toi, dit notre homme, je t’appellerai Ségolène.
Ouvre-t-on, décapsule-t-on, soulève-t-on, égorge-t-on, immole-t-on Ségolène ? S’insinue-t-on dans Ségolène, se glisse-t-on dans Ségolène, la fait-on soudainement béer ? Gobe-t-on commodément Ségolène, si gouleyante qu’on l’imagine ? Ce n’est pas avec son couteau à bout rond et à lame dentée, manche de bois, que notre homme pourra répondre à cette question. Le faraud s’y échine, s’y déchire la pulpe du médium comme du pouce, et l’annulaire, finit par imaginer quelque bâton de dynamite, et Ségolène : Poum !
Concrètement, Ségolène n’abandonne à la lutte qu’une faible quantité de squames : en ceci, il reste difficile de percevoir le fond de sa pensée.
Saisi d’un juste courroux, notre homme l’enveloppe dans les tout derniers chiffres du chômage, et se rend à la gare. Il n’y en a pas. Un bus le conduit toutefois à Saintes, où il correspondra avec Angoulême, ce qui ne l’empêche pas d’hurler. Un TGV emporte alors son cri jusqu’en la gare de Paris-Montparnasse, il ne s’en faut alors que de quelques stations du métro pour encore résonner de sa hargne, puis le voilà qui surgit dans la nuit de la capitale et s’achemine hâtivement vers l’Assemblée nationale. Point n’est besoin de noter que, face à tout ce désordre, Ségolène ne pipe mot.
Notre homme a pris ce silence pour ordre et le voilà qui repte, baguenaude, siffle au coin des couloirs, se colle à tous les murs et n’hésite pas, si besoin, à envoyer Ségolène éborgner l’œil de l’huissier à son goût un peu trop sourcilleux.
Le voilà dans les gradins de l’aréopage, il y procède subtilement en s’abritant de cauchemar en somnolence, de rêverie en sieste, de songe en songe. Il profite de la rotation des tribuns pour s’emparer de la tribune. Il y tapote, cabotin comme tant d’autres, suavement le micro.
– Quelqu’un, interroge-t-il les élus de la nation, quelqu’un ici posséderait-il par devers lui un couteau à huîtres ?
Bien entendu, ils n’en ont pas.
Mais ils savent tous ce que c’est.
« Crétins », pense notre homme, qui dira que l’ouverture d’un bivalve ne dépend pas de l’épaisseur du dictionnaire.