Pastiches
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Tondre

mardi 18 juin 2019, par Joachim Séné

Le soleil éclairait la moitié nord du rectangle de pelouse vert sombre que le mois de juillet avait rehaussé des fleurs de trèfle blanches aux têtes pointillistes tandis que la zone sud était rafraîchie par l’ombre du hangar de briques orange, sales, cuivrées, dont la haute porte coulissante de bois goudronné était fermée, les trois autres côtés de la pelouse étaient clos par du grillage plastifié tressé en losanges, nu de toute végétation ornementale et formant une fragile frontière avec un champ de blé enserrant la pelouse, le hangar et le reste invisible depuis ici c’est-à-dire depuis la pelouse de la propriété (la vieille propriété familiale composée de ce hangar, de cette pelouse, et, de l’autre côté, au sud du hangar, d’un autre hangar reliant perpendiculairement le premier au bâtiment de vie (la « maison » comme il l’a toujours connue) avec la cour de terre battue et l’accès à la route, ou plutôt au chemin comme on l’appelle ici qui arrive en cul-de-sac au champ de blé, et mène autrement au village, plus loin, après plusieurs centaines de mètres de poussière, bordée d’un talus d’herbes hautes, quelques arbres éloignés les uns des autres comme se tournant le dos, platane, châtaigner, chêne, et aussi des églantiers, des orties, avant d’atteindre la première bicoque terreuse au toit ramolli par la mousse sèche) ce champ, donc, encore haut, prometteur, jaune et sec, dont la moisson allait apporter très bientôt paquets de poussière et vacarme, pour le moment tout cela semblait encore lointain et impossible, ajourné comme une menace réelle mais dont l’échéance transforme la réalité, la rend extravagante comme de tourner plusieurs dizaines de pages d’un agenda avant de tomber enfin sur la date dite après avoir cru ne pas la trouver, chaque froissement de papier formant l’écho de plus en plus lointain de l’organisation d’une résistance devant être claire et urgente parce que, en particulier, il se dit qu’on ne saurait pas comment faire, que ce serait plan sur la comète palabre et compagnie comme à l’épicerie-café quand il ne sait plus ce qu’il dit et que le taulier, torchon sur l’épaule, affairé entre l’évier d’eau de vaisselle sale et les étagères mal dépoussiérées, ne l’écoute même plus, surtout un jour calme comme celui-ci, bleu, figé par la chaleur, un jour, oui, où il pourrait imaginer prendre le pouvoir sur le champ de blé, en produisant lui-même le vacarme et le mouvement de fauche imperturbable et répétitif construit par des va-et-vient butés d’un bord à l’autre de la pelouse au rythme de l’obsédant moteur deux-temps.

Alors il attrape sa vieille casquette grise posée sur l’établi, sous la cisaille électrique, et souffle du revers de la main au sol les restes de toison datant d’il y a plusieurs semaines déjà avant que J. n’emmène les brebis en pâture. Il attrape sa vieille casquette grise et molle, tachée de graisse et de peinture blanche, et la pose sur sa tête chauve puis ouvre la porte coulissante dont le côté intérieur n’est pas goudronné et il est aussitôt ébloui par la pelouse qui lui paraît si blanche, comme du sable sur une côte antillaise, il plisse les yeux dans un sursaut et la vision disparaît, il fait quelques pas sur l’herbe haute qui le chatouillerait si ce n’étaient les chaussures en cuir montantes qui lui protègent les chevilles comme le pantalon de toile épaisse de Nîmes protège ses jambes et la chemise en flanelle, grise à fines lignes noires orthogonales formant des carrés déformés par le flottement mou, résigné, non, abattu, du vêtement, trop chaud pour la saison mais qui le protège d’une branche de mûrier trop basse et longue risquant aussi d’être peuplée d’abeilles égarées, d’un clou mal placé comme il y en a partout dans le hangar à différentes hauteurs témoignant chacun d’une réparation provisoire comme un support éphémère destiné d’abord à tenir une planche pour un aïeul et recyclé des années plus tard en crochet par un autre avant de devenir porte-chiffon pour son père, d’un geste mal mesuré, précipité, car c’est le temps désormais qui guide de plus en plus sa vie et plus précisément le manque de temps, cette rareté qui devient si manifeste qu’elle occupe finalement tout, en est étouffante, au sens propre, la nuit, quand un rêve le réveille et qu’il manque d’air, avec l’impression d’avoir l’épagneul couché, lourd et puant, sur sa poitrine, et son crâne luisant dans l’obscurité d’une sueur de panique, la casquette étant l’avant-dernier remède contre l’extérieur en menace permanente avec les gants de jardinage, cuir retourné et tissu à tartan pourpre et mauve, qu’il enfile maintenant – il le vit les enfiler tandis qu’il écrivait ces lignes sans se relire, les muscles tendus par l’effort de mémoire et d’observation, tendus à trembler comme aurait pu l’observer un autre narrateur omniscient, encore, s’il avait observé la scène, dans le même climat, chaleur moite de l’été, où il était assis entièrement nu sur une chaise pliante en bois, écrivant sur une table de jardin ronde en fer recouverte de peinture rouge passé, ancienne, bientôt poussiéreuse, que le pouce pourrait écailler, alors que la lumière du soleil faiblissait et qu’il n’arriverait bientôt plus à voir les mots que sa main traçait – il pense ainsi se protéger il ne sait pas contre quoi, contre quelque chose d’imprécis situé dans un cadre comme celui de la possibilité de produire un texte, ce serait une fois le temps écoulé (et il voit, quand il y pense, le temps exactement de cette matière qui dans une légère pente s’écoule grain par grain avec, dans l’accumulation en tas dévalant de plus en plus rapidement, l’accélération exponentielle d’une avalanche) un courrier, une simple enveloppe blanche à déchirer après avoir signé l’accusé de réception sous le regard baissé, discret mais attentif, du facteur, signer c’est-à-dire marquer de son nom, devoir écrire son nom, ou du moins ce nom, celui que tous les autres aussi, avant lui, avaient porté, et donc signer et accepter cet ordre d’huissier définitif signifiant par des mots ne la disant pas sa ruine, une simple lettre dont chaque phrase couperait net un espoir puis un autre.

Alors il fit tout ce qu’il pouvait faire pour sauver la propriété, geste par geste et avant même de s’attaquer à la surface de pelouse qui était encore herbe pointue, fine et élancée, fragile et décidée comme une flamme verte et solide, impossible à éteindre, avant de couper les feuilles des trèfles y compris ceux en ayant quatre (il pensait enfant, en les glissant entre les pages d’un livre de botanique pour les faire sécher, qu’elles auraient pu le sauver, lui, sa famille, la maison et puis avec les années elles étaient devenues jaunes et s’étaient désagrégées comme sa vie) il saisit le coupe-bordure électrique, avec une force inutile dans la main, une puissance de bûcheron comme pour convaincre l’appareil qu’il s’agissait de la bonne façon, d’attaquer les finitions en premier pour s’approcher proleptiquement d’un épilogue et mettre derrière lui avec tout ce qu’il pouvait chaque brin d’herbe rasé, ce qui depuis trop longtemps déjà poussait, poussait sans fatigue ni égard, lierre, chiendent, liseron, sans qu’il pût l’arrêter (comme il est impossible d’empêcher l’oxygène de ronger l’acier d’un vieux clou emprisonné dans un mur de briques que des générations se seraient transmis sachant, sans doute sachant, qu’une asphyxie terminale finirait bien par tomber sur un dernier né sous les poutres vermoulues et la toiture percée, les murs recouverts de tellement de toiles d’araignées faisant de la maison entière un décor fantomatique et stéréotypé de film d’épouvante) mais c’était un leurre et il le savait sans perdre espoir avec ce geste bienfaisant, ou plutôt purifiant, de taille – il pensa aussi que dans ce même geste il se devrait, le soir, comme un rituel, d’arroser la pelouse, après le coucher du soleil – et alors il longea avec méthode les trois frontières de grillage et le mur de briques et la grande porte du hangar, il enfonça chacun de ses pas dans la verdure pour faire résonner son poids, pour faire trembler la terre, atteindre un point imaginaire sous le limon d’où quelque chose pourrait renaître, touchant aussi, pourquoi pas, les fondations creusées il y a si longtemps, qui resteront après l’effondrement de tout le reste, aussi le parcours de ce périmètre lui prit-il beaucoup de temps, cérémonialement, maniant l’outil comme un encensoir, qu’il reposa enfin pour s’installer avec un sentiment d’orgueil sur l’auto-portée. Et soudain, s’asseoir, ce fut comme s’il maîtrisait la situation et son issue – il s’installa et démarra l’engin dont le vacarme, le sien, celui du deux-temps sembla immédiatement par sa respiration puissante et métallique, monstrueuse, créatrice, recouvrir jusqu’à l’horizon, ébranler les profondeurs de ces terres généalogiques où il avait un jour rêver de planter un acacia, et vaincre en particulier le champ de blé moqueur de C.S., ce voisin tellement productif, qui moissonnerait ce blé généreux, dans quelques jours ou semaine, battant ces milliers, ces millions d’épis, pour un profit qui serait capable à lui seul de racheter, peut-être, la maison entière, comment savoir, il s’installa sur ce qu’il lui restait dans le monde physique de destin, il était prêt à en découdre malgré l’absence d’adversaire tangible, sans une seule page d’agenda où se reporter, mais prêt, simplement, pour ce jour-là et pour attendre le suivant, à tondre la pelouse.

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