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L’aéroport

lundi 5 septembre 2011, par Richard Lebeausale

Y a-t-il au monde meilleur endroit qu’un aéroport pour errer sans but et rêver ? Aller le nez en l’air sous des baies vitrées qui invitent à entrer dans le ciel, ouvertes vers lui, elles le mettent en scène comme si nous n’avions jamais levé les yeux avant. C’est ici le seul vrai lieu d’où l’esprit peut s’élancer. Il y a ce plafond de béton si léger et si haut qu’on n’en mesure ni la taille ni la distance, il est à lui seul un ciel à notre portée (je pourrais escalader les fragiles piliers métalliques qui paraissent ne rien soutenir et n’être là que pour moi, pour me hisser hors d’un monde vers un autre) et l’on devine là haut quelque infinie liberté où converser.

De notre point de vue humain qui rase le sol, les pistes sont invisibles, la perspective les superpose en une seule ligne et l’horizon commence aux pieds des avions. Cette architecture ouverte toute transparente de verre rend le ciel plus infini qu’il n’est. Le toit de béton n’est qu’un nuage de plus. Tout ceci devient soudain léger et nous flottons déjà : nous voici sur un nuage de pensées, libres.

Les avions s’envolent à rythme régulier, dans un silencieux fracas. Car derrière ces vitres nous n’avons pas le son de ce que nous voyons, mais un autre son, un seul autre son : le brouhaha indistinct de toutes les langues à la fois. Si l’on essaie de distinguer quoi que ce soit d’intelligible, l’esprit échoue à séparer, à trier ces syllabes toutes différentes que rien n’unit. Si, venu de l’espace, un être atterrissait sur Terre dans cet aéroport et s’il écoutait cette rumeur sans fin, il croirait que c’est la langue de cette planète. Il l’étudierait bien sûr mais pourrait-il en tirer une grammaire ? Pourrait-il, de cette langue universelle qu’ici nous-mêmes ignorons, faire des règles ? Sans doute pas, il se laisserait, comme moi, emporter par ce mystérieux murmure.

Ce brouhaha sans langues, mais qui est toutes les langues, sous la voûte infinie des trajectoires répétées des avions qui décollent et non pas dans cette foule gluante et pressée que, pour ma rêverie il me faut éviter, voilà où j’aime à errer : dans les sons qui tous additionnés sont inarticulés, inaudibles, les oreilles effleurées de ce qui est peut être l’informe matière où les pensées naissent. C’est dans un tel lieu, fait pour rêver de trajectoires et de lointain, qui parle d’une époque d’avant le langage et d’une époque où des langues se croisent à trente mille pieds, que peut être un jour je me perdrai, devenu signe vide moi-même : trop humain ou inhumain ?

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