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L’Affaire Lemoine lue par Marc Pautrel

mercredi 19 décembre 2012

Reprise d’une chronique de Marc Pautrel écrite en avril 2006 à l’occasion de la publication de l’Affaire Lemoine en format poche. FG

L’écrivain, cet ascète replié sur son imagination, vit comme un moine et il fabrique des diamants. La dernière phrase du délicieux L’affaire Lemoine[L’affaire Lemoine, de Marcel Proust, 2006, Gallimard, Folio 2 €, 111 p., 2 €] de Marcel Proust, que Gallimard vient de publier individuellement dans un volume à petit prix, avec en couverture la photographie d’un énorme diamant, est celle-ci : « Mais cette digression sur les titres singuliers nous a entraînés trop loin de l’affaire du Moine. » Quelle est donc cette affaire ? et qui est ce Moine ? un écrivain, n’est-ce pas ?

En réalité, en 1908, un ingénieur français nommé Lemoine avait escroqué le dirigeant de la De Beers en lui vendant une technique, très secrète et très imaginaire, de fabrication de diamants ; l’individu fut arrêté et jugé. Proust se saisit du fait divers et écrit pour un célèbre journal de l’époque des petits pastiches de différents grands auteurs racontant cette affaire. Nous avons donc l’affaire Lemoine “à la manière de” Balzac, Flaubert, les Goncourt, etc.

Le livre Pastiches et mélanges contenant ces pastiches et quelques autres textes paraît en 1919 aux Éditions Gallimard (qui ont compris leur erreur et ont récupéré le grand auteur dont elles avaient refusé Du côté de chez Swann), quelques semaines avant l’événement que sera la sortie d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Dix ans auparavant, en 1909, au moment de l’écriture des pastiches, Marcel Proust a trente-huit ans, il vient de commencer son Contre Sainte-Beuve qui est en train de muter jusqu’à déboucher sur Du côté de chez Swann et toute la Recherche du Temps perdu. Il est en pleine possession de ses moyens ; cela se voit. Pendant que la Recherche s’écrit à toute vitesse dans le secret de sa chambre de célibataire, il donne aux journaux de petits exercices de style, il fait ses gammes, et voici le résultat.

On peut parler, à propos de tout ce livre, d’un pur joyau. On découvre des biais insoupçonnables ; ainsi, je propose, pour faire la cour `a une femme, de commencer la conversation avec elle par cette phrase, extraite du pastiche de Balzac : « On vient, madame, de découvrir le secret de la fabrication du diamant » en lui laissant supposer bien sûr que vous êtes le seul à détenir ce secret, puisque le diamant reste cette « pierre fort brillante, qui seule peut soutenir le feu d’un regard de femme ». Plus loin, pastichant Michelet d’une manière curieuse, Proust fait soudain dire à ce dernier : « Aie confiance, ne crains rien, tu es toujours dans la vie, dans l’histoire. » Phrase magique que nous pouvons, pour le plaisir, répéter à nouveau en pensée : « Aie confiance, ne crains rien, tu es toujours dans la vie, dans l’histoire. »

Le plus fascinant dans ce livre est de lire les pastiches d’un auteur moyen (Henri de Régnier, Ernest Renan) que Proust, non content de caricaturer, soudain va sublimer, puisque le génie, comme on le sait, ne parvient jamais à se rabaisser longtemps. Ainsi Proust va faire écrire au pauvre Renan — qui en aurait été bien incapable — des descriptions littéralement taillées dans le diamant : « une barque dont le sillage raye la soie changeante des eaux ».

S’agissant de Balzac, Flaubert, ou Saint-Simon, Proust les admire, les respecte, mais aussi les envahit en introduisant chez eux son je inimitable, si personnel, et proche du lecteur à lui en toucher la main ; sa vision fulgurante des paysages, relief, état du ciel, température, odeurs ; sa phrase rapide (Proust n’est pas seulement l’auteur des phrases d’une page, Proust commande au français, cette langue vient prendre ses ordres chez lui, il en fait ce qu’il veut) au point qu’il fait dire à Flaubert des choses aussi vives que : « D’ailleurs, à quoi bon ? un milliard partagé entre tous les Français n’en enrichirait pas un seul, on l’a calculé. »

Tout se passe donc comme si dès 1909, parce qu’il sait parfaitement ce qu’il est en train de construire avec la Recherche, Marcel Proust se considérait comme la réincarnation des grands écrivains du passé, Saint-Simon, Balzac, Flaubert, un même dieu de la Littérature écrivant au cours des siècles sous des noms différents. Il l’évoque de manière presque transparente dans le pastiche de Renan : « Le plat recueil de contes sans vraisemblance qui porte le titre de Comédie humaine de Balzac n’est peut-être l’œuvre ni d’un seul homme ni d’une même époque. Pourtant son style informe encore, ses idées tout empreintes d’un absolutisme suranné nous permettent d’en placer la publication deux siècles au moins avant Voltaire. »

À force de lire les classiques et parallèlement d’écrire sans relâche ses propres histoires, Proust a lié connaissance avec eux et une amitié dans le Temps est née. Les grands écrivains, à présent, seront là à ses côtés, fées du langage qui aideront sa main. Les grands auteurs de la langue française l’entoureront toujours et il ne sera jamais seul.

Marc Pautrel

Voir en ligne : L’affaire Lemoine, site de Marc Pautrel

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