Le pseudo-scandale
J’ai pris connaissance du Sonnet du Trou du Cul, coécrit par Verlaine et Rimbaud, au début des années 90, j’étais alors étudiant. Un prof de français avait été mis à pied pour l’avoir fait étudier à des collégiens. On s’offusquait qui de la censure, qui de l’homophobie, qui de l’éducation sexuelle à l’école... Bref, les éternels débats auxquels les médias nous ont toujours habitués. À l’époque, dans mon souvenir, on ne parlait pas de la qualité du sonnet, du contexte, ni même que c’était un pastiche d’Albert Mérat.
Albert qui ?
L’histoire littéraire a retenu les noms de Verlaine et Rimbaud, Albert Mérat n’est aujourd’hui connu que des spécialistes du Parnasse contemporain, de la poésie du XIXe siècle. Vous trouverez nombre de ses poèmes sur Wikisource. Verlaine lui-même ne montre pas une passion sans bornes pour l’œuvre de Mérat en 1884 dans sa biographie pour les Hommes d’aujourd’hui. Il souligne la naïveté puis l’académisme de l’homme, loin d’un poète maudit. Et il revient sur l’Idole.
Renaissance des blasons
En 1869, Albert Mérat publie un recueil de sonnets, l’Idole, en l’honneur de chaque partie du corps de la femme. Il remet donc au goût du jour les blasons de la Renaissance. Ainsi, nous trouvons dans ce recueil, le Sonnet des yeux, le Sonnet de la bouche, le Sonnet des seins, etc. Retrouvez la liste complète dans la table du recueil. On s’aperçoit qu’il manque deux parties, et non des moindres : le sexe et les fesses. Un oubli ?
Censure
D’après Mérat lui-même, son Sonnet des fesses aurait été censuré par son éditeur Alphonse Lemerre. Il le confirme dans le Dernier Sonnet :
Donc mon œuvre ſera par moi-même meurtrie :
Au lieu du nu superbe, un pli de draperie
Dérobera la fuite adorable des flancs.
J’ai lu que l’éditeur lui aurait demandé de modifier la fin du sonnet sur les fesses pour le rendre pudique. Mais, toujours dans le Dernier Sonnet, Mérat suggère que la censure était connue dès le départ :
Mais ce ſiècle eſt menteur bien plus que délicat ;
Sa pudeur a pouſſé les feintes à l’extrême.
Voici qu’il a flétri ce dernier ſujet, même
Avant qu’un ſimple trait de plume le marquât.
Les Zutiques à l’œuvre
Nous reviendrons prochainement sur le Cercle zutique. Ce groupe, créé en marge des Parnassiens s’amusait à pasticher et parodier les poètes. François Coppée était sa cible favorite. Mais le Cercle aimait aussi parodier ses propres membres ! Pour exemple, cette Fête galante, publiée ici-même où Rimbaud pastiche Verlaine.
Mérat a fréquenté le Cercle sans toutefois contribuer à l’Album qui regroupe les parodies. Il a quitté le groupe fâché, à cause l’attitude des autres membres du Cercle à son égard, notamment celle de Verlaine et de Rimbaud.
Pourtant Verlaine et Mérat se connaissent depuis longtemps pour avoir travaillé ensemble à l’Hôtel de ville (tout comme Léon Valade) et fréquenté les mêmes salons. Verlaine dédicacera plus tard un sonnet à Mérat. Il a très certainement du respect pour son collègue, malgré leurs différences (politiques, morales et littéraires). Quant à Rimbaud, il considérait Mérat comme un « voyant » avant de le rencontrer. Il changea rapidement d’opinion.
Les deux poètes voulaient sûrement dénoncer la censure de Lemerre, et la soumission de Mérat, en plus de son attitude « pleutre » pendant la Commune. Alors, plutôt que d’écrire le Sonnet des fesses manquant, voici ce qu’ils ont commis :
L’Idole
Sonnet du Trou du Cul
Obscur et froncé comme un œillet violet
Il respire, humblement tapi parmi la mousse
Humide encor d’amour qui suit la fuite douce
Des Fesses blanches jusqu’au cœur de son ourlet.Des filaments pareils à des larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent cruel qui les repousse,
À travers de petits caillots de marne rousse
Pour s’aller perdre où la pente les appelait.Mon Rêve s’aboucha souvent à sa ventouse ;
Mon âme, du coït matériel jalouse,
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.C’est l’olive pâmée, et la flûte câline ;
C’est le tube où descend la céleste praline :
Chanaan féminin dans les moiteurs enclos !Albert Mérat
P.V. - A.R.
Les quatrains seraient de Verlaine, les tercets de Rimbaud. Outre la provoc (fesses d’homme, sodomie), le sonnet, d’un point de vue littéraire est très réussi. Si le sonnet vous intéresse, je vous propose de lire son panorama critique (bien plus complet que ce présent article) sur l’excellent site d’Alain Bardel.
Pastiche ? Parodie ?
Un pastiche reprend le style d’un auteur. Si vous lisez quelques sonnets de l’Idole, vous y trouverez « des rouges aurorals », beaucoup de « plastique », de la « blancheur neigeuse », des références à la Grèce antique, à Vénus, la mer omniprésente, « l’azur des yeux », etc. Ici, le blanc est laiteux et représente le sperme, on parle de coït, le larmier est fauve... On retrouve néanmoins quelques mots de Mérat : « blanches » pour les fesses, « pâmée » mais qui relèvent aussi des canons de l’époque : la peau devait être blanche, la femme plantureuse... Non, Verlaine et Rimbaud ne pastichent pas Mérat puisqu’ils ne reprennent pas son style, ils le parodient.
Le Sonnet des fesses
Dans l’édition de “Hombres” de Verlaine (distribué sous le manteau, on comprend pourquoi), il est noté l’existence d’un Sonnet des fesses pour présenter le Sonnet du Trou du Cul :
En forme de parodie d’un volume d’Albert Mérat, intitulé l’Idole, où sont détaillées toutes les beautés d’une dame : Sonnet du front, sonnet des yeux, sonnet des fesses, sonnet du..... dernier sonnet.
C’est étonnant de la part de Verlaine qui possédait des « poésies de Mérat dédicacées » (si on en croit la liste qu’il a dressée pour récupérer ses biens chez ses beaux-parents) qu’il mentionne le Sonnet des fesses. Possédait-il L’Idole ? L’avait-il vraiment lu ? Mérat lui avait-il donné le sonnet censuré alors qu’ils étaient encore amis ? Quoi qu’il en soit, le sonnet existe bel et bien, nous l’avons retrouvé dans la correspondance entre Albert Mérat et son éditeur, Alphonse Lemerre.
Et voici l’exclusivité pastiches.net : la reproduction du sonnet (orthographe d’origine, je le précise pour les accents manquants sur les majuscules, et pour « rhythme »).
Le Sonnet des fesses
Le drap qui les couvrait gliſſe, douce careſſe,
Et dévoile impudique un marbre immaculé ;
L’artiſte, c’eſt certain, pour ſi bien calculer
L’arrondi vénuſien entrevit la déeſſe.Ma main ſ’anime & ſuit le contour de ſa feſſe,
Mouvement tendre & doux, ne pas la bouſculer,
Pour imiter la vague & ſon rhythme éculé ;
Et mon déſir grandit derrière ma maîtreſſe...Je promets cette paire à quelque vil deſſein :
Qui pourrait réſiſter à ce plaiſir divin ?
O plaſtique ſuperbe ! O parfaites jumelles !Je ſaiſis à deux mains ce ſublime tréſor
Pour lequel je perdrai ma foi, mon âme encor,
En me plongeant au fond d’extaſes éternelles.Albert Mérat
F.G.
Vous l’avez compris : à défaut de pouvoir lire le sonnet original (en supposant qu’il existe), j’ai écrit le mien. On quitte ainsi l’excellente parodie de Verlaine et Rimbaud pour revenir à un pastiche de Mérat, et l’on comprend alors pourquoi l’histoire a retenu les deux irrespectueux et non Mérat qui, bien qu’il fasse montre d’une maîtrise certaine, a produit des vers un peu « cul-cul ».
Franck Garot
Gravure : Albert Mérat